Un dimanche idéal
Le matin : La messe
L'après midi : Le Musée
Le soir : Le Bordel


Après-midi : Le musée


" Faisons de ces lieux promis à l'immobilité, à la déjection et à la mort, des lieux de passage et de vérité : des bordels " (J. Henric).

Argument


Il s'agit d'inventer une nouvelle pratique du musée : considérer les tableaux non comme des idoles devant lesquelles la seule attitude autorisée serait une componction grave et éblouie, mais comme des contenants.
"Un miroir colossal dans lequel l'homme se contemple sous toutes les faces, se trouve littéralement admirable et s'abandonne à l'extase" (Bataille).

Comment une oeuvre d'art commandée par un musée pourrait-elle déranger qui que ce soit ?

"Je me suis fait à l'idée que le monde était devenu un musée, et que je ne pourrais plus y faire que des images d’images" (François Hers)

Ma première rencontre avec Eros :

la vision d'une reproduction de l'Esther au bain de Chassériau, au Louvre.


ESTHER

"Luxe, calme et volupté" (Stéphane Mallarmé)


C'est une petite toile de Chassériau, au Louvre. Esther, la belle juive, se pare avant de paraître devant le roi Assuérus. C’est par ce tableau, hymne à la beauté, à la sensualité de la femme, que je découvris, enfant, l’érotisme.
Ses bras levés, ornés de bijoux ciselés, nouent ses cheveux, la pose lasse. Son corps dense, à la carnation nacrée, est dévêtu jusqu’au ventre. La pointe rosée de ses seins, le léger pli de l’aisselle droite, l'ombre sur le flanc de l’abdomen, concouraient à éveiller en moi une étrange sensation de fourmillement dans la nuque.
La mélancolie pensive du regard laisse deviner une certaine fièvre intérieure, une indéfinissable langueur. Coquetterie résignée, amertume et lassitude de celle qui se sait condamnée à vivre captive auprès d'un homme - fût-il roi - qu'elle n'a pas choisi.
A quoi pense-t-elle ? Sans doute aux mots qu'elle devra prononcer devant Assuérus pour tenter de sauver son peuple d'un massacre imminent, des mots qu’elle prononcera au péril de sa vie, ayant tu jusqu'alors de quelle nation elle était.
« Mettez dans ma bouche des paroles sages et convenables en la présence du lion ».

Une traversée de la peinture


Au cours des vingt petits siècles de notre histoire - ridicule petit fragment d’une très conséquente et très lente création depuis que quelques paquets de gaz, trois ou quatre cailloux se sont assemblés pour pétrir une nouvelle planète - si on survole rapidement l’histoire de la peinture, que voit-on ?

Des femmes nues, à moitié dévêtues. Odalisques allongées, nymphes sortant du bain. Des seins, des culs. Des portraits. De jeune homme, de courtisanes, de vieillards, de princes, de reines, de doges et de papes. Assis ou équestre. Des Christ. Flagellé, crucifié, ressuscité, en bambin enveloppé de paille, en martyr ou en précheur. Et puis des Vierges. Effarouchée par Gabriel, enlevée au ciel par des anges, quelquefois enceinte. Et des saints en pagaille. Et des cohortes d’anges, archanges, angelots, pour lier la sauce.
Et on continue avec les paysages, ciels hollandais et ruines romaines, campagne au printemps, en été, en automne et en hiver. Déboulent alors les natures mortes. Vie tranquille comme disent plus justement les autres langues. Vanités, fruits, poissons et perles.
Et puis des autoportraits. Palette à la main pour certains. Digne, concentré, déchiré et convulsif.
Ca continue encore avec des grandes étendues de couleurs. Une seule, bleu, blanc sur blanc, noir. En aplat ou raclé, projeté.
Puis, la matière disparaît dans le trou noir du concept et des jeux de mots. Revient quelques temps plus tard mais bien affaiblie, comme vidée de sa sensualité.
Pourtant, au cours de cette lente déliquescence générale, quelques individus continuent de peindre des corps, des corps de femmes, des seins et des culs, des chairs lumineuses, sensuelles, girondes et légères.

Salle Le Greco
ANNONCIATION



Déjà de lourds nuages s'avançent, obscurcissant l'horizon. La lumière rasante du soleil, filtrée par d’épais nuages de velours gris ardoise, découpe les contours des façades blanches sur le fond d'encre du ciel. L'atmosphère semble lavée de toute poussière, de toute fumée. Une brise frémissante agite les longues palmes du dattier. Les bruits du matin prennent un relief inhabituel. Les oiseaux se sont tus maintenant. De légers roulements de tonnerre résonnent dans le lointain.


PENTECOTE

« Soudain il vint du ciel un bruit pareil à celui d'un violent coup de vent ... Ils virent apparaître comme une sorte de feu qui se partageait en langues et qui se posa sur chacun d'eux. »
(Actes II, 1)


Langues de feu trouant l'obscurité, flammèches d'Esprit Saint en descente vers les apôtres et la Vierge, les yeux levés au ciel, mains jointes avec délicatesse, dans sa robe rouge vermillon et son voile indigo. A la courbe de son visage, accentuée par un long cou, répond le profil penché de la femme au voile blanc, juste à sa gauche, la regardant avec tendresse. L’apôtre à la droite de la Vierge, vêtu d’une tunique ocre jaune, voit sa tête coiffée par la langue de feu. A moins qu’il ne s’agisse de la main de l’apôtre qui se trouve derrière lui, tentant de saisir cette divine manifestation.

« Le vent souffle où il veut. Tu entends sa voix, mais tu ne sais ni d'où il vient ni où il va. Ainsi en est-il de quiconque est né de l'Esprit »

APOCALYPSE


Ciel épais, aux tonalités sourdes de vert, marron, rose. Formes humaines pétries de glaise, nues, se vêtant de voiles aux couleurs passées qui semblent directement arrachés à l’espace, comme une peau, par deux anges. Corps tordus par le souffle, sculptés par une lumière blafarde presque palpable. Colonne bleu-vert émeraude, bras écartés, visage traversé d’extase.
Salle Degas

“Ses tons faux, stridents, désaccordés éclatent en rutilantes fanfares ... mais sans aucun souci de vérité, de vraissemblance, de crédibilité” (Waldemar George).

Il souligne une phrase dans le livre : “L’instant est tout, et c’est dans l’instant que la femme est tout” (Kierkegaard).

Regardez celui-ci. C’est une jeune femme, visitant un musée. Examinez le de près. Ne voyez-vous pas l’ennui, l’accablement plein de respect et d’admiration, l’absence totale de sensations que les femmes éprouvent devant des tableaux ?
Regardez les ces corps de femmes. Tous différents. Tous désirables. Légers, sereins, apaisés, avachis, lourds, glorieux, obscènes. Tout commence avec la représentation d’un corps de femme. Il ne s’agit pas de la peindre nue, comme ça, non ! Il faut la peindre dévoilée, déshabillée. Consciente d’être regardée, observée, désirée.
Dire qu’en un autre temps, j’aurais peint des Suzannes au bain...

Aux Ambassadeurs ...
Il y avait à cette époque une chanteuse qui faisait salle comble tous les soirs. Thérésa... Elle avait la voix la plus grossièrement, la plus délicatement, la plus spirituellement tendre qui soit. Nous nous sommes retrouvés une fois dans sa loge. Elle avait des bras épais, mais une poitrine divine. Elle était très célèbre pour sa “chanson du chien”.

Le monotype est vraiment la technique qu’il me fallait. C’est le mouvement que je veux peindre, le mouvement des corps, et les lumières qui en émanent. C’est comme dans la Genèse, la lumière sort de l’obscurité, il faut la faire venir.
J’aime la grâce des danseuses, les jetés, balancés, pirouettes, gargouillades, entrechats, fouettés, ronds de jambes, assemblées, pointes, parcours, petits temps. Tous ces enchaînements de figures.
Je ne caricature pas, je ne dramatise pas. Ce sont des états d’yeux, non pas des états d’âme. Les effusions sentimentales, non merci, très peu pour moi. Si les gens trouvent que mes nus sont émouvants ou parodiques, c’est qu’ils le sont dans la réalité.

Connaissez-vous cette reproduction ? C’est Manet qui me l’a offert. Il s’agit du diptyque de Kiyonaga.

Après sa mort, sa prude famille détruit de nombreux monotypes, qu’elle jugeait trop osés. En 1958, Picasso fait l’acquisition de plusieurs monotypes. Il se lance alors dans une série de gravures où Degas apparaît comme un voyeur.

“Il m’aurait foutu son pied au cul, Degas, s’il s’était vu comme ça...C’est la gravure le vrai voyeur...c’est pour ça que j’ai gravé tant d’étreintes”.

En 1894, il est riche, respecté, mais aveugle. Il achète de la peinture. Notamment des tableaux de ses amis. Manet, qui n’est plus là, Courbet. Ne voyant pas l’oeuvre mise en vente, il se penche alors vers ses voisins et leur demande : “Est-ce beau ?”.

L’univers sonore de Degas : les répétitions de danse, les ballets à l’opéra, les champs de course, les cafés-concerts, les bordels.

Salle Klee


En Avril 1914, Paul Klee a 35 ans. Il part en voyage en compagnie de deux de ses amis peintres, August Macke et ?.Il vont passer 12 jours en Tunisie qui changeront leur peinture.

“L'ambiance se pénètre avec tant de douceur que, sans plus y mettre de zèle, il se fait en moi, de plus en plus en plus d’assurance. La couleur me tient, je n'ai plus besoin de la poursuivre ... voilà le sens de cette heure heureuse, moi et la couleur ne faisons qu'un. Je suis peintre.”

Coupoles rouges et blanches

Elle est là, devant moi,
Dans ce tapis de rouges et de jaunes,
Dans cette mosaïque bruissante de couleurs,
Elle est ici même,
Dans la transparence des voiles de lin,
Dans le chant sensuel des tesselles,
La lumière,
Dans cette aquarelle où vibrent les couleurs d'Ifriqqyia,
Ici, c'est l'aveuglante blancheur zénithale,
Nervures tremblées des coupoles,
Ruissellement d’or sur la chaux des murs,
Là, partout, c’est la couleur de la grenade et du safran,
Variations de la gamme solaire : vermillon, cinabre, ocre rouge,
grenat, sanguine, indienne,
Violet sourd dans le rouge crépusculaire,
Ici encore, pierres brunes sur sable d’or,
Le regard traverse les champs d'oliviers,
Se perd de portes en ruelles d'ombre brûlée,
Souffle rouge de la poussière,
Suspension infinie d’une vague de lumière,
Dans le grain du papier,
Dans la fibre de la laine,
Dans la poudre des pigments.


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